Le saut dans le vide

Un roman de Lydia Rood, publié chez Actes Sud junior, en 2008,
Traduit du néerlandais par Annette Ashkénazi.

Le saut dans le vide Obéissant à l'injonction de Sal, un vieux juif restaurateur de livres qui l'emploie pour faire son ménage, Cornélie écrit son journal. Ecris donc, tu finiras par comprendre, lui a-t-il dit. 
Elle écrit, donc, d'une façon apparamment désordonnée, l'histoire de sa vie. Par bribes, elle raconte sa vie d'enfant précoce et trop intelligente, sa solitude. Dès six ans, elle découvre que le monde n'est pas comme elle le voyait, mais comme ils [les adultes] voulaient le voir. Elle apprend aussi à taire ce qu'elle sait. Elle a des relations rudes avec les gens, parce qu'elle les devine, elle perce leurs sentiments ou leurs faux-semblants. Elle porte un regard sans complaisance sur ses parents, se demandant s'ils se soucient d'elle quand ils déménagent de Hollande en Belgique, de Bruxelles à Amsterdam. Elle dit qu'ils sont distants, plus inquiets de ses études que de son équilibre affectif. D'ailleurs, elle se demande parfois s'ils l'aiment...
Elle parle beaucoup de sa soeur Elsa, moins douée qu'elle, qui veut souvent l'imiter au point de deenir étouffante. Elle se chamaillent comme toutes les soeurs, mais Cornélie est lucide : elle aime sa soeur qui a toute sa confiance, qui est sa confidente, la seule personne qui compte à ses yeux. Elsa a toujours été trop belle pour être vraie.
La seule, peut-être pas, car il y a Rachid, son petit mac, un garçon dont elle se demande s'il est amoureux d'elle ou s'il veut en faire commerce. C'est Rachid qui vient la chercher dans le sud de la France lorsqu'elle fait une fugue très mal préparée. Rachid à qu'elle met en relation avec une copine de classe, Droom, pour éviter qu'il rencontre sa soeur qu'il trouevrait tout de suite à son goût. C'est avec Rachid qu'elle teste les limites de sa morale.
Dans son quartier, Cornélie a repéré un manège. Elle monte un cheval un peu capricieux qu'elle domine rapidement. En plus elle aime le soigner, nettoyer les écuries. La fille solitaire aime cette ambiance, cette relation avec le cheval qui est présent sans s'imposer. Quand le manège brûle, elle découvre le cirque Cameo, par hasard. 
Le cirque, c'est une passion. C'est plus fort que le skate qui lui permet de se faire des amis, d'oublier un moment la vie trop dure : Quand je roulais dans la half-pipe, je restais suspendue en l'air une fraction de seconde avant de redescendre (...) quand, pendant cet instant, je regardais à mes pieds, dans lalumière du soirn, le parc qui semblait tout aussi immobile que moi, et la ville dans le lointain, alors j'oublais tout -je pardonnais même à Elsa d'être Elsa. Le temps aurait mieux fait de s'arrêter à ce moment-là. " (p. 77)
Mais le cirque l'attire plus que tout. le cirque semblait petit. Pendant la journée, c'était l'univers entier. En dehors du cirque, il n'y avait rien. Le cirque ne te quitte jamais. Au cirque, guidée par Lucien, le fils du patron, elle monte un cheval et elle oublie tout le reste : Le cheval et moi unis dans un même effort, sa sueur et la mienne, la contraction de ses muscles, pas trop et pas trop peu, et ses muscles qui doivent être à la fois tendus et décontractés, et sa volonté que je dois régler sur le mienne. C'est tellement à la fois qu'il n'y a plus de place pour autre chose. C'est au cirque qu'elle se fait ses premiers vrais amis, ceux qui compteront encore pour elle des années plus tard, quand elle sera dans l'épreuve.
C'est à Lucien qu'elle écrit le jour où elle décide de ne plus pleurer éternellement, le jour où elle choisit de mener la vie qu'elle a décidé de mener. C'est lui, et le cirque que, sans nul doute, elle va rejoindre...


Il s'agit donc d'un journal que la jeune fille écrit pour suivre le conseil de Sal, d'écrire sa vie pour la comprendre, pour en saisir le sens, mais aussi pour décider de ce qu'elle sera. Ce faisant, elle se défait de la culpabilité qu'elle ressent depuis l'accident mortel de sa soeur. Elle écrit à la demande d'un homme qui porte un numéro tatoué sur l'avant-bras, qui a vu sa femme et sa fille mourir dans l' accident d'un avion qu'il n'a pas pris parce qu'il a la phobie de ce mode de transport. C'est assez dire s'il sait ce que sont le remord, la culpabilité, les regrets et la solitude. Car la rencontre de sal et de Cornélie est celle de deux solitudes..
Cornélie écrit son journal sans date, chaque paragraphe commence par un mot qui semble l'inspirer. Elle réfléchit à sa vie. Elle mène un combat pour survivre, pour évacuer une terrible culpabilité d'un accident dont elle n'est pas responsable. Elle raconte sa différence de fille trop intelligente, de fille qui n'est jamais bien avec les autres, de fille qui se tait pour se préserver, de fille qui étouffe dans une famille trop conventionnelle. Elle parle magnifiquement de ce qu'elle ressent, de ses passions pour le skate, le cirque et le cheval. Elle lit "A l 'est d'Eden" de John Steinbeck, un roman qui l'inquiète et qui l'oblige à se regarder en face.

C'est vraiment un beau livre, touffu à souhait, un roman qui semble n'avoir aucune structure. Pourtant, quand arrive à ce long paragraphe qui commence par personne n'était là quand elle m'a défiée... et qu'on lit les pages qui suivent, écrites d'un trait, sans ponctuation, ces longues phrases qu'il faut dire dans l'urgence de se délivrer d'un trop lourd fardeau, tout ce que le lecteur pressentait prend sens, tout s'ordonne.
C'est un livre très fort, très prenant, un texte émouvant, qui met en scènes des personnages dont aucun n'est falot. C'est un beau portrait de fille au fort caractère, une fille obstinée qui se sort de sa mouise avec courage, c'est le journal d'une nouvelle vie qui commence dans un autre monde que celui dans lequel elle a été éduquée, puisque le soleil se lève plus tôt sur la terre de Nod.

Pour garçons et filles à partir de 13 ans.

© Jean TANGUY  --  02 janvier 2009